Cet article a été publie dans 6 pays, mais curieusement pas en France... on se demande pourquoi... :-)
1er février 2012 Le Dr Victoria Fontan réfléchit au rôle joué par l’honneur et l’humiliation dans la motivation des insurgés tant en Irak qu’en Afghanistan – et en particulier dans le cas du soldat afghan qui a récemment abattu quatre soldats français participant à la mission de l’OTAN dans ce pays. Traduit de l'anglais par Mait Foulkes Rechercher tous les aspects de la guerre en Irak et son bilan humain, tant du côté irakien que du côté de la coalition, ne m’a jamais posé de problème. Je portais d’ailleurs un jugement catégorique sur certains de mes collègues américains qui négligeaient d’évaluer de façon critique les raisons de la formation de l’insurrection irakienne. Ayant passé beaucoup de temps à vivre et à discuter avec des Irakiens, il me paraissait évident qu’un sentiment d’humiliation collective pouvait expliquer des actes de résistance individuels ou collectifs contre un occupant. Bon nombre des personnes que j’ai interviewées, d’un kamikaze sur liste d’attente à un ancien cadre d’Al-Qaida, établirent un lien direct entre la perception que leur honneur avait été souillé, et le besoin de le blanchir en perpétrant un acte de violence contre le symbole de cette humiliation – en l’occurrence, n’importe quel membre ou sympathisant des forces de la coalition. En Irak, l’honneur est une caractéristique essentielle de l’identité individuelle et collective. Il tempère les relations à tous les niveaux de la vie quotidienne et dans toutes les sphères de la société irakienne, depuis le secours que l’on doit prêter aux indigents jusqu’à la nécessité de maintenir intacte la pureté d’une femme. L’honneur engendre des qualités qui s’infiltrent dans la formation des valeurs, les comportements et les actions, et il est étroitement associé à la spiritualité : de même, on considère que la tradition de la chevalerie assurait la cohésion du tissu social en Europe avant la création des États modernes. En Irak, des traditions séculaires liées à l’honneur coexistent avec un système moderne d’ordre public. Cependant elles supplantent toujours ce dernier quand ils entrent en conflit - autrement dit, dans le cas d’une humiliation ressentie. La honte forme le revers du système irakien basé sur l’honneur. Avishai Margalit qualifiait l’Irak de « société de la honte », signifiant ainsi que toute manifestation publique de honte doit être compensée pour que l’individu regagne son honneur/identité. Faute de quoi cette honte pourra entacher une famille et un clan pour des générations. En Irak, la “mort sociale” est pire que la mort. Par conséquent, l’absence de négociations pour réparer une atteinte à l’honneur d’un individu va générer une escalade de la violence en représailles. Je l’ai observé de mes propres yeux à Fallujah au printemps 2003 : chaque homme tombé sous le feu américain, et l’humiliation en résultant, ont entraîné des représailles inéluctables de la part de sa famille, aboutissant à la destruction partielle de la ville au printemps 2004. Un autre triste exemple date également du printemps 2004, quand la première vidéo de décapitation fut rendue publique : l’Américain Nicolas Berg, juste avant d’être abattu comme un mouton, y citait le scandale des photos d’Abu Ghraib comme étant la raison principale de son exécution imminente. Pourtant à l’époque, le débat public aux Etats-Unis ne fit pratiquement aucun rapprochement entre le sentiment d’humiliation collective ressenti par la population et le développement de la violence politique, à travers notamment d’actes terroristes. On souligna abondamment la brutalité de l’acte, en passant sous silence sa nature symbolique ou sa signification culturelle. Le Human Terrain System en Afghanistan fut créé pour aborder certains de ces problèmes culturels, cruellement négligés en Irak. Cette initiative prévoyait notamment de déployer sur le terrain des universitaires dans le but d’améliorer les relations entre l’occupant américain et les Afghans, étant donné que les différents peuples d’Afghanistan observent un système similaire, basé sur l’honneur. Tout en pensant cela pourrait contribuer à sauver des vies humaines au coup par coup, je vis d’un œil critique cette exploitation flagrante de connaissances académiques pour valider une occupation. Les recherches déjà effectuées sur l’honneur et l’humiliation seraient-elles uniquement destinées à servir de manuel de bonnes pratiques pour les forces d’occupation ? Tout ce travail académique et “rationnel” ne m’avait pas préparée à apprécier à quel point il serait difficile d’utiliser les mêmes recherches avec ma propre armée en Afghanistan. En tant qu’ancienne élève du Prytanée Militaire de la Fleche, d’anciens camarades m’ont inscrite à plusieurs groupes de soutien sur Facebook, établis pour soutenir le moral de nos camarades de promotion déployés en Afghanistan. J’étais témoin, virtuellement, de l’angoisse quotidienne de leurs proches, de leurs difficulté à faire face à un nombre croissant de mauvaises nouvelles, de leur incapacité à comprendre pourquoi ils étaient pris pour cible par les Afghans. A chaque nouveau meurtre, je trouvais difficile de ne pas dénoncer le lien entre occupation, humiliation et violence politique, de ne pas expliquer qu’il y avait une raison derrière les épreuves qu’eux-mêmes et leur proches enduraient, que les Afghans n’étaient pas simplement des ennemis de la liberté, sauvages, violents et ingrats. Mais je redoutais de contrarier mes camarades, de porter atteinte à notre longue amitié, et aussi de gêner ma sœur qui est dans l’armée. Comment aurais-je pu me permettre de “philosopher” alors que nos camarades étaient convaincus de remplir leur mission ? A chaque nouveau décès je sympathisais avec mon groupe, j’offrais mon soutien, je partageais le deuil. Désormais, je ne peux plus le faire. Le 20 janvier dernier, durant un entraînement sportif, un soldat afghan a ouvert le feu sur ses compagnons français, en tuant quatre et en blessant de nombreux autres. Le Ministère de la Défense français a affirmé que ces soldats faisaient partie d’une équipe de liaison et de mentorat opérationnel (ELMO) ayant pour rôle de renforcer l’armée afghane. [i] Les médias français s’en sont largement fait l’écho. [ii] Le Ministre de la Défense Gérard Longuet a aussi prétendu que l’homme qui a abattu les soldats français était en fait un Taliban infiltré dans l’armée afghane. [iii] Certains rapports sont allés jusqu’à insinuer que ce n’était même pas un soldat mais simplement “un individu portant un uniforme de l’armée afghane”. La première de ces affirmations est trompeuse, quant à l’autre elle est complètement erronée. La présence française en Afghanistan n’a pas simplement pour but de former l’armée afghane. Elle implique toute une logistique, une présence sur le terrain et des opérations spéciales menées de pair avec les autres membres de la coalition. Ce qui signifie des opérations où une population prise entre deux feux, entre les insurgés talibans et les soldats de la coalition, peut facilement percevoir les étrangers comme des “occupants” malintentionnés. Quant à l’assassin, ce n’était pas un Taliban : c’était un soldat afghan. Quand on l’interrogea sur les motivations de son geste, il affirma avoir réagi à la vidéo des marines américains urinant sur les cadavres d’Afghans rendue publique quelques jours auparavant. [iv] La guerre et l’occupation ne sont jamais des entreprises philanthropiques et bénignes. Elles génèrent des ennemis, elles entraînent des représailles, elles tuent bien plus qu’elles ne soulagent. Aucun “système humain sur le terrain” ne peut coexister innocemment avec des mesures brutales de contre-insurrection. La vidéo mise en cause montre que c’est le système d’occupation lui-même qui est responsable de ces images, qui autorise quelques fortes têtes à profaner les corps de leurs ennemis morts. Pourquoi est-il si difficile de comprendre que la violence ne peut apporter la démocratie, la paix et la coexistence? Pourquoi les médias français ne s’interrogent-ils pas sur les motivations qui ont poussé un soldat à ouvrir le feu sur ses camarades ? Ce soldat est aussi réel que les quelques “pommes pourries” qui ont pris tout le blâme pour la maltraitance infligée à Abu Ghraib. Ce n’était pas un “Taliban” enragé, simplement un individu qui cherchait à laver l’honneur collectif qui venait d’être souillé, qui tentait de réparer l’irréparable. J’ai adressé un article consacré aux motivations et à l’identité de ce soldat afghan au groupe Facebook dont je fais partie avec mes anciens camarades de l’armée. A ce jour, je n’ai été gratifiée d’aucune réponse, d’aucun accusé de réception, en bref, d’aucun signe de vie. Les Français surnomment leur armée “la grande muette”… Le raisonnement analogue que j’avais tenu au sujet de la guerre en Irak, du temps où les insurgés étaient encore qualifiés de “terroristes” dans la presse américaine, avait provoqué des réactions violentes outre-Atlantique : un débat parmi d’autres qui ouvrit la voie à un changement de la perception populaire des insurgés irakiens. En matière de résolution de conflit, nous avons l’habitude de dire que toute forme de communication, positive ou négative, vaut mieux que ce que nous qualifions d’“hostilité autistique” : quand les protagonistes d’un conflit refusent mutuellement de reconnaître la présence de l‘autre. Aux Etats-Unis j’ai été vilipendée, j’ai reçu des menaces de mort, et j’ai même été invitée à participer a la tristement célèbre émission « O’Reilly Factor » sur la chaine Fox News. En France, mes questions n’ont rien provoqué du tout. Mon raisonnement est invisible. A mes camarades et à ma famille, je voudrais dire qu’à moins de questionner et de comprendre les motifs qui ont pu conduire un soldat afghan à ouvrir le feu sur ses compagnons d’armes, nous continuerons à récupérer nos proches dans des cercueils plombés. La présence de la France en Afghanistan ne vaut pas les morts qu’elle provoque, les vies anéanties, les familles brisées. La France n’a pas de mission valide en Afghanistan. Les Afghans vivent sous occupation étrangère depuis plus de trente ans. Pendant tout ce temps, leur système basé sur l’honneur n’a pas changé, et il n’est pas prêt de changer. La “démocratie”, les réformes, la “bonne gouvernance” mises en place grâce aux mesures coercitives de l’occupant, le bras de la paix libérale, tout cela n’effacera jamais la place prépondérante occupée par l’honneur en Afghanistan, comme dans toute autre “société de la honte”. Verser des larmes de crocodile à chaque décès n’aide en rien à soutenir nos camarades. Soutenir nos troupes, cela veut dire faire pression sur notre président pour qu’elles reviennent en vie d’une mission que la majorité des Afghans ne cautionne pas. Le président Sarkozy ferait n’importe quoi pour être réélu, il serait peut-être même prêt à écouter une opinion publique forte, critique et indépendante. Quant à moi, je cours maintenant le risque d’être “bannie” de mon groupe Facebook. [i] http://www.defense.gouv.fr/operations/afghanistan/actualites/afghanistan-4-militaires-francais-tues-par-un-soldat-afghan [ii] http://www.estrepublicain.fr/actualite/2012/01/21/gerard-longuet-ce-matin-a-kaboul-la-mission-reste-la-meme [iii] http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20120121.OBS9427/afghanistan-les-francais-abattus-par-un-taliban-infiltre.html [iv] http://www.guardian.co.uk/world/video/2012/jan/12/video-us-troops-urinating-taliban; http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/afghanistan/9030919/Afghan-soldier-killed-French-troops-over-US-abuse-video.html
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